Rainer Maria Rilke – Tu vois, je veux beaucoup…

Tu vois, je veux beaucoup.
Je veux peut-être tout :
l’obscurité dans l’infini de chaque chute,
le jeu tremblant de lumière de chaque ascension.

Il y en a tant qui vivent et ne veulent rien
et que les plats sentiments de leur facile tribunal
font rois.

Mais toi, tu te réjouis de tout visage
qui sert et qui a soif.

Tu te réjouis de tous ceux qui ont besoin de toi
comme d’un ustensile.

Tu n’es pas encore froid, il n’est pas trop tard
pour plonger dans tes infinies profondeurs
où la vie paisible se révèle.

Rainer Maria Rilke (1875-1926)Le Livre de la vie monastique (Arfuyen, 2019) – Traduit de l’allemand par Gérard Pfister.

Ma bohème – Arthur Rimbaud

Ma bohème

Arthur Rimbaud

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Rimbaud, Arthur, « Ma bohème », Œuvres, Paris, Garnier, 1960.

Giuseppe Ungaretti – Au repos

Le soleil s’essaime en diamants
de gouttes d’eau
sur l’herbe souple

Je reste docile
à l’inclination
de l’univers serein

Les montagnes se dilatent
en gorgées d’ombre lilas
et vaguent avec le ciel

Là-haut à la voûte légère
l’enchantement s’est brisé

Et je tombe en moi

Et je m’enténèbre dans mon coin

Versa, 27 avril 1916

Giuseppe Ungaretti (1888-1970)Sentimento del tempo (1933)Vie d’un homme. Poésie, 1914-1970 (Poésie/Gallimard, 1981) – Traduit de l’italien par Jean Lescure.

Merci Beauty will save the world

Richard Rognet – Il reste toujours quelque chose des amours

Il reste toujours quelque chose des amours
mortes ou perdues, un regard sur les prés,
sur une fleur qui penche vers le soir,
sur les montagnes qui émergent après

les brumes du matin, il reste toujours,
sous nos paupières, des rêves inachevés,
des souvenirs de neiges ou d’étoiles
filantes comptées dans les nuits d’août,

il reste aussi quelques fenêtres ouvertes
sur les averses d’été qui sentent si bon
qu’on se sent proche d’un nouvel amour,

d’un amour tranquille et brûlant à la fois,
qui tremblerait à la lisière du temps
comme un dernier sourire, avant de s’en aller.

Richard Rognet – Élégies pour le temps de vivre (Gallimard, 2012)