Fernando Pessoa – C’est la nuit…

C’est la nuit. La nuit est très noire. Dans une maison très loin
Brille la lumière d’une fenêtre.
Je la vois et je me sens humain de la tête aux pieds.
C’est étrange que toute la vie de la personne qui vit là-bas et que je ne connais pas
M’attire uniquement pour cette lumière vue de loin.
Sans aucun doute sa vie est réelle : elle a un visage, des gestes, une famille et un métier.

Mais pour l’instant seule m’importe la lumière de sa fenêtre.
Bien qu’il y ait cette lumière là-bas parce qu’elle l’a allumée,
La lumière est la réalité qui me fait face.
Je ne passe jamais au-delà de la réalité immédiate.
Au-delà de la réalité immédiate, il n’y a rien.
Si moi, de là où je suis, je ne vois que cette lumière,
Par rapport à la distance où je me trouve il n’y a que cette lumière.
L’homme et sa famille sont réels au-delà de la fenêtre,
Et je suis en-deçà, à une très grande distance.
La lumière s’est éteinte.
Que m’importe que l’homme continue d’exister ?
Ce n’est que lui qui continue d’exister.

8-11-1915

Fernando Pessoa (1888-1935)Poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro (Unes, 2019)

Ingeborg Bachmann – Profession de foi

Je ne peux vivre sans ressentir la présence toujours
D’une étincelle de feu clair.
Mon cœur préfère errer éternellement
Que se rafraîchir dans le courant du jour.

Je cherche l’amour aux ultimes confins
Et brûle de me dissoudre enfin,
Quand bien même tous les appuis me lâchent,
Me jouant aux mains du Malin.

Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes,
afin de connaître leur sens ultime
Et il m’est permis aux heures magiques
D’aller à l’origine, au fond des énigmes.

Ingeborg Bachmann (1926-1973) – Toute personne qui tombe a des ailes (Poésie/Gallimard, 2015) – Traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif.

Fernando Pessoa – Last Poem

(dicté par le poète sur son lit de mort)

C’est peut-être le dernier jour de ma vie.
J’ai salué le soleil, en levant la main droite,
Mais je ne l’ai pas salué pour lui dire adieu.
Je lui ai fait signe que j’étais heureux de le voir encore, c’est tout.

Andrée Chédid – Que dire ?

Pélion, Grèce, octobre 2021

Que dire
Des trouées de l’âme
De la glisse des pensées
Des dérapages du sens

Que dire
Du corps qui se rénove
Par la grâce d’une parole
Le secours d’une caresse
La saveur d’une malice

Que dire
Des jours si vivaces
Des heures si ténues
De la geôle des mots
De l’attrait du futur

Que dire
De l’instant
Tantôt ennemi
Tantôt ami ?

Andrée Chédid

Charles Bukowski – Personne d’autre que toi ne peut te sauver…

personne d’autre que toi ne peut te sauver.
tu te retrouveras sans cesse
dans des situations quasiment impossibles.
ils essaieront encore et encore
usant de subterfuges, de tromperie, par force,
de te soumettre, te faire lâcher prise et/ou
crever tranquillement de l’intérieur.

personne d’autre que toi ne peut te sauver
et il serait facile d’échouer,
si facile.
mais non, non et non.
regarde-les tout simplement
écoute-les.
tu veux être comme ça ?
un être sans visage, sans esprit, sans cœur ?
tu veux expérimenter la mort avant de mourir ?

personne d’autre que toi ne peut te sauver
et tu vaux la peine d’être sauvé.
c’est une guerre pas facile à gagner
mais si quelque chose vaut bien la peine d’être sauvé
c’est ça.

pense-y.
pense à sauver ta peau.

nobody can save you but
yourself.
you will be put again and again
into nearly impossible
situations.
they will attempt again and again
through subterfuge, guise and
force
to make you submit, quit and/or die quietly
inside.

nobody can save you but
yourself
and it will be easy enough to fail
so very easily
but don’t, don’t, don’t.
just watch them.
listen to them.
do you want to be like that?
a faceless, mindless, heartless
being?
do you want to experience
death before death?

nobody can save you but
yourself
and you’re worth saving.
it’s a war not easily won
but if anything is worth winning then
this is it.

think about it.
think about saving your self.

Charles Bukowski (1920-1994)Sifting Through the Madness for the Word, the Line, the Way (Ecco Press, 2003) – Traduit de l’américain par Luc-Antoine Marsily.

Pierre Reverdy – Le Monde devant moi

Quelque temps passé
La nuit claire
Un nouveau soleil s’est levé
Le lendemain
Un vieillard à genoux tendait les mains
Les animaux couraient tout le long du chemin

Je me suis assis
J’ai rêvé
Une fenêtre s’ouvre sur ma tête
Il n’y a personne dedans
Un homme passe derrière la haie

La campagne où chante un seul oiseau
Quelqu’un a peur
Et l’on s’amuse
Là-bas entre deux petits enfants
La joie
Toi contre moi
La pluie efface les larmes
On ne peut pas marcher dans le sentier étroit
On rentre du même côté
Mais il y a une barrière
Quelque chose vient de tomber
Là-bas derrière

Une ombre plus grande que lui-même
fait le tour de la terre
Et moi je suis resté assis sans oser regarder

Guillaume Apollinaire – Vitam impendere amori.

L ’amour est mort entre tes bras
Te souviens-tu de sa rencontre
Il est mort, tu la referas
Il s’en revient à ta rencontre

Encore un printemps de passé
Je songe à ce qu’il eut de tendre
Adieu saison qui finissez
Vous nous reviendrez aussi tendre

Dans le crépuscule fané

Dans le crépuscule fané
Où plusieurs amours se bousculent
Ton souvenir gît enchaîné
Loin de nos ombres qui reculent

Ô mains qu’enchaîne la mémoire
Et brûlantes comme un bûcher
Où le dernier des phénix noire
Perfection vient se jucher

La chaîne s’use maille à maille
Ton souvenir riant de nous
S’enfuit l’entends-tu qui nous raille
Et je retombe à tes genoux

Tu n’as pas surpris mon secret

Tu n’as pas surpris mon secret
Déjà le cortège s’avance
Mais il nous reste le regret
De n’être pas de connivence

La rose flotte au fil de l’eau
Les masques ont passé par bandes
Il tremble en moi comme un grelot
Ce lourd secret que tu quémandes

Le soir tombe

Le soir tombe et dans le jardin
Elles racontent des histoires
À la nuit qui non sans dédain
Répand leurs chevelures noires

Petits enfants petits enfants
Vos ailes se sont envolées
Mais rose toi qui te défends
Perds tes odeurs inégalées

Car voici l’heure du larcin
De plumes de fleurs et de tresses
Cueillez le jet d’eau du bassin
Dont les roses sont les maîtresses

Tu descendais dans l’eau

Tu descendais dans l’eau si claire
Je me noyais dans ton regard
Le soldat passe elle se penche
Se détourne et casse une branche

Tu flottes sur l’onde nocturne
La flamme est mon cœur renversé
Couleur de l’écaille du peigne
Que reflète l’eau qui te baigne

Ô ma jeunesse abandonnée

Ô ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Et des dédains et du soupçon

Le paysage est fait de toiles
Il coule un faux fleuve de sang
Et sous l’arbre fleuri d’étoiles
Un clown est l’unique passant

Un froid rayon poudroie et joue
Sur les décors et sur ta joue
Un coup de revolver un cri
Dans l’ombre un portrait a souri

La vitre du cadre est brisée
Un air qu’on ne peut définir
Hésite entre son et pensée
Entre avenir et souvenir

Ô ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Des regrets et de la raison

Guillaume Apollinaire.
Vitam impendere amori.

Rainer Maria Rilke – Tu vois, je veux beaucoup…

Tu vois, je veux beaucoup.
Je veux peut-être tout :
l’obscurité dans l’infini de chaque chute,
le jeu tremblant de lumière de chaque ascension.

Il y en a tant qui vivent et ne veulent rien
et que les plats sentiments de leur facile tribunal
font rois.

Mais toi, tu te réjouis de tout visage
qui sert et qui a soif.

Tu te réjouis de tous ceux qui ont besoin de toi
comme d’un ustensile.

Tu n’es pas encore froid, il n’est pas trop tard
pour plonger dans tes infinies profondeurs
où la vie paisible se révèle.

Rainer Maria Rilke (1875-1926)Le Livre de la vie monastique (Arfuyen, 2019) – Traduit de l’allemand par Gérard Pfister.

Ma bohème – Arthur Rimbaud

Ma bohème

Arthur Rimbaud

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Rimbaud, Arthur, « Ma bohème », Œuvres, Paris, Garnier, 1960.