J’ai couru longtemps…

P1000602-v1

J’ai couru longtemps pour me rattraper. J’avais beau m’essouffler, je n’y arrivais pas. Et puis un jour, je me suis assis au bord de la route pour m’attendre et, quand je suis passé, j’ai marché sans hâte à côté de moi, du même pas que moi-même. Depuis, je suis très calme.

Claude Roy (1915-1997) – Le Rivage des jours 1990-1991 (1992)

Nuit attend

Si l’aube se levait, je te perdrais
et à tes bras m’accrocherais
comme une liane
si un train venait à siffler
il me poignarderait
et mon cœur s’anéantirait

Nuit attend !
Nuit attend . . . un instant (encore)
car à l’aube, un amour va s’éteindre

Nuit lance …
Nuit lance … des éclairs
que je ne puisse voir son ombre s’évanouir

Si l’aube se levait, je te perdrais
et à tes bras m’accrocherais
comme une liane

les aiguilles ne s’arrêteront pas
et tous les mots que tu me disais
l’aube les emportera
Mes larmes ne te retiendront pas
puisqu’un autre amour
loin de moi, tu as trouvé

Nuit attend !
Nuit attend . . . un instant (encore)
car à l’aube, un amour va s’éteindre

Nuit lance …
Nuit lance … des éclairs
que je ne puisse voir son ombre s’évanouir

Si l’aube se levait, je te perdrais
et à tes bras m’accrocherais
comme une liane

Litsa Diamanti, 1972

António Ramos Rosa – Poème (1960)

Je ne peux remettre l’amour à un autre siècle
je ne peux pas
même si le cri s’étrangle dans ma gorge
même si la haine éclate crépite brûle
sous des montagnes grises
et des montagnes grises

Je ne peux ajourner cette étreinte
qui est une arme au double tranchant
d’amour et de haine

Je ne peux rien ajourner
même si la nuit pèse des siècles sur mes épaules
même si tarde l’aurore indécise
je ne peux remettre ma vie à un autre siècle
ni mon amour
ni mon cri de libération

Non je ne peux ajourner le cœur.

António Ramos Rosa – Poème (1960)

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays.
Cœur léger cœur changeant cœur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes nuits
Que faut-il faire de mes jours
Je n’avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m’endormais comme le bruit.
C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Dans le quartier Hohenzollern
Entre La Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un cœur d’hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m’allonger près d’elle
Dans les hoquets du pianola.
Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.
Elle était brune elle était blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faÏence
Elle travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n’en est jamais revenu.
Il est d’autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t’en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton cœur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent

Louis Aragon, Le Roman inachevé

Le chemin

Voyageur, tes traces
sont le chemin, rien de plus ;
Voyageur, il n’y a pas de chemin,
Le chemin se crée en marchant.
En marchant on crée le chemin,
et en jetant le regard derrière soi
on voit le chemin que jamais
il ne faudra fouler à nouveau.
Voyageur, il n’y a pas de chemin
rien que des sillages sur la mer.

Antonio Machado

Poême

Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,
Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;
Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,
Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,
Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,
Voyant qu’on est rien, on désire devenir,
Désirant devenir, on vit.

René Daumal (1908-1944) – Mai 1943

J’arrive où je suis étranger

    Rien n'est précaire comme vivre
    Rien comme être n'est passager
    C'est un peu fondre comme le givre
    Et pour le vent être léger
    J'arrive où je suis étranger

    Un jour tu passes la frontière
    D'où viens-tu mais où vas-tu donc
    Demain qu'importe et qu'importe hier
    Le coeur change avec le chardon
    Tout est sans rime ni pardon

    Passe ton doigt là sur ta tempe
    Touche l'enfance de tes yeux
    Mieux vaut laisser basses les lampes
    La nuit plus longtemps nous va mieux
    C'est le grand jour qui se fait vieux

    Les arbres sont beaux en automne
    Mais l'enfant qu'est-il devenu
    Je me regarde et je m'étonne
    De ce voyageur inconnu
    De son visage et ses pieds nus

    Peu a peu tu te fais silence
    Mais pas assez vite pourtant
    Pour ne sentir ta dissemblance
    Et sur le toi-même d'antan
    Tomber la poussière du temps

    C'est long vieillir au bout du compte
    Le sable en fuit entre nos doigts
    C'est comme une eau froide qui monte
    C'est comme une honte qui croît
    Un cuir à crier qu'on corroie

    C'est long d'être un homme une chose
    C'est long de renoncer à tout
    Et sens-tu les métamorphoses
    Qui se font au-dedans de nous
    Lentement plier nos genoux

    O mer amère ô mer profonde
    Quelle est l'heure de tes marées
    Combien faut-il d'années-secondes
    A l'homme pour l'homme abjurer
    Pourquoi pourquoi ces simagrées

    Rien n'est précaire comme vivre
    Rien comme être n'est passager
    C'est un peu fondre comme le givre
    Et pour le vent être léger
    J'arrive où je suis étranger

        Louis Aragon